L’histoire de l’art nous montre qu’à chaque époque, les artistes marquants sont ceux qui sont entrés dans une démarche d’en faire “toujours plus”. Toujours plus de réalisme, toujours plus de fantaisie, toujours plus de “beau”, toujours plus d’instantanéité etc. Puis, quand est apparu l’abstraction, ils sont allés vers un objectif d’abstraction “complète”. Et on pourrait croire que Malevich, avec son tableau “carré blanc sur fond blanc” est allé au bout du principe de “toujours plus d’abstraction”. C’est certainement vrai au moment où il l’a créé. A l’époque, c’était en effet précurseur. Mais la création artistique ne s’est pas arrêtée là. Il y a bien des manières d’en faire “encore plus” même sans aller aux jeux olympiques.
La règle simple de Claude Rutault : la toile est de la même couleur que le mur.
Les œuvres de Claude Rutault sont un exemple de dépassement de l’abstraction. En 1973, il repeint sa cuisine, et il peint le tableau qui l’agrémente de la même couleur que le mur. Depuis, il a gardé ce principe radical sous forme de “définition/méthode” pour laquelle un principe subsiste entre tous les autres : la couleur de la toile correspond à la couleur du mur sur lequel on l’accroche. L’artiste définit des règles du jeu et celui qui expose ses œuvres doit les respecter. Claude Rutault est l’auteur de l’œuvre, mais il n’est pas nécessairement la main qui les réalise.
Autrement dit, vous êtes sûr que cela va s’accorder chez vous. Lorsque vous accrochez un tableau de Rutault, vous le peignez de la couleur de votre mur. J’imagine que dans de telles circonstances, si vous n’aviez pas anticipé et qu’il ne vous reste pas de peinture de la couleur de votre mur, vous repeignez votre salon et l’œuvre de Rutault dans la foulée. Si vous voulez déplacer cette œuvre sur un mur de couleur différente, vous devrez le repeindre. Le tableau vit donc une histoire inconnue de son auteur, chaque œuvre est alors aussi originale dans l’ensemble des couches qui la constitue.
Il est exposé au centre Georges Pompidou avec ces œuvres “Toiles à l’unité” et “Légendes”
Le preneur en charge du tableau est responsable de la mise en peinture de l’œuvre.
Cette vidéo de Claude Rutault est vraiment bien réalisée.
“Je fais presque tout pour que la peinture m’échappe”
Je peux avoir un Rutault chez moi!
A ce stade de la réflexion, vous dites peut-être, comme moi, “fastoche, la prochaine fois que je repeins un mur, je fais un Rutault”. Et vous pouvez matériellement le faire. Pas de signature, pas de geste artistique du type du coup de pinceau qui permettrait d’authentifier le tableau.
Une réflexion sur la “vie” des œuvres, leur “durée”, leur vente
Mais les œuvres de Rutault ne s’arrêtent pas là. Le concept peut encore s’enrichir. Vous pouvez lire les définitions de ces œuvres sur le site de la galerie Perrotin, qui le représente.
Claude Rutault avec les contraintes qu’il a imposées à ses œuvres trouve encore des marges de liberté impressionnantes. Il joue avec le marché de l’art même. Par exemple, certaines toiles de la série “suicides” disparaissent dans un processus définit par l’artiste. Ou bien encore il met aux enchères une pile de toiles dont le nombre sera fonction du déroulé de l’enchère :
“Mise aux enchères d’un lot de 40 toiles de 120 x 120 cm, peintes en blanc, présentées en pile contre un mur. Le processus de la vente détermine l’œuvre : le commissaire-priseur annonce les règles habituelles de la vente, le prix de départ… précise la façon dont la vente va se dérouler.
Au départ la pile est de 40 toiles. A chaque enchère on retire une toile de la pile. Lorsqu’il ne reste plus que trois toiles, nombre considéré comme la pile minimum, on ne retire plus de toiles, les enchères peuvent cependant continuer. La personne ayant annoncé l’enchère la plus élevée emporte l’œuvre. Les toiles retirées reviennent à l’artiste. A la condition que la part acquise par le preneur en charge ait été égale ou supérieur à 15 toiles, celui-ci peut remettre l’œuvre en vente selon la même procédure.”
Pour information, cette œuvre compte actuellement 27 toiles.
Et encore plein de questions
Je pourrai presque commenter chacune des œuvres, tellement ça m’inspire. Les questions que je me pose sont nombreuses. Comment faire si le mur est constitué d’une frise? S’il y a au mur du papier peint et non de la peinture, recouvre-t-on le tableau de papier peint? Comment les œuvres sont-elles authentifiées? Si j’applique l’une des définitions/méthodes à des toiles achetées hors du circuit des galeries, chez moi, est-ce que j’ai créé une véritable œuvre? Ou bien est-ce que j’ai fait un faux, un plagiat? Comment est son intérieur? Claude Rutault applique-t-il les préceptes de ces œuvres à sa décoration? Et quand les œuvres ne sont pas exposées, sont-elles peintes de la couleur du placard où elles sont rangées?